Monnayage rythmique et classifications arborées

Fabrice Guédy, HAIKU SOUND LABS, 9, rue des feuillantines, 75005 Paris, 100302,1564@compuserve.com

résumé : Nous présentons un système formel basé sur des structures arborées, destiné à résoudre des problèmes de monnayage rythmique.

1. Introduction

1.1 Références historiques du monnayage rythmique

La substitution d'une durée exprimée en notation musicale par un ensemble d'autres durées s'est trouvé au centre des techniques d'écriture des polyphonistes du haut moyen-age et de la renaissance ([CHA 84], [GER 83]). Dès l'invention théorique de la polyphonie, ([ENC IX]) au IXè siècle, et pratique (Léonin, Perotin) au XIIè siècle, le problème de la complémentarité rythmique de plusieurs voix s'est posé. Une collaboration entre compositeurs et mathématiciens, ou plutôt la compétence multiples des créateurs - savants (essentiellement des algébriste arabes, eux même nourris de leurs récentes traductions des textes d'Aristote ([GIL 88])), s'est avérée fructueuse, et a permis l'émergence d'un certain nombre de méthodes et de solutions.

Le monnayage n'est cependant pas un problème exclusif de la polyphonie, les études systématique sur le rythme du chant grégorien démontrent son importance avant le IXè siècle ([MOC 27]), ou après en ce qui concerne la conduite d'une seule voix ([TINC XV]).

1.2 Le problème du monnayage rythmique

Etant donnée une durée, d'une note, d'une mesure, d'une séquence ou d'un pièce entière, quelle méthode peut être mise en oeuvre pour l'échanger contre des durées plus nombreuses mais plus courtes, toutes différentes, et dont la somme est égale à la durée initiale ? Quelles contraintes musicalement pertinentes peuvent être mises en oeuvres pour opérer cette subdivision ?

1.3 Les contraintes à satisfaire

1.3.1 Pas d'impulsion commune

Le système doit être en mesure de garantir une complémentarité des voix, dans le but, notamment, d'éviter des impulsions communes, ou de prévoir leur densité dans le cas d'un grand nombre de voix (par exemple imposer une limite de deux impulsions communes sur une polyphonie supérieure à deux voix.

1.3.2 Contrôle de la granularité du rythme

Au moyen d'un paramètre unique, le modèle employé doit permettre de monnayer plus ou moins les durées d'une séquence, afin de contrôler sa fragmentation.

1.3.3 Formes contrapuntiques

Le modèle doit être en mesure de simuler des types contrapuntiques basées sur une forme de résonance, comme le canon, le canon par mouvement rétrograde, les constructions sur des pédales rythmiques au sens large, comme le fleuri ou le mélange à plusieurs voix.

1.3.4 Proportion

Le modèle doit être en mesure de préserver un même rapport entre durées conjointes

2. Formalisation

2.1 Arbres

soient

<germe> la durée initiale à subdiviser

<arité> le nombre de subdivisions

<l-deviations> une liste de déviations

Ces trois paramètres permettent de créer une arborescence en propageant récursivement la division de <germe> par <arité>, et en déviant les impulsions monnayée suivant la liste des déviations. Généralement, il est convenu de spécifier une méthode de tri à chaque étage de l'arbre, elle même pouvant varier en fonction de la profondeur atteinte.

2.2 Exemple

Ces paramètres sont formellement suffisants pour déployer un arbre jusqu'à un certain âge. L'exemple suivant crée un arbre dont les paramètres sont : 18 pour <germe>, 2 pour <arité>, (-1, 1) pour les déviations appliquées sur les durées générées.

En notation numérique ([[florin]]ig 1 a):

En notation musicale : (nous prenons le parti de considérer l'unité comme une double croche.) ([[florin]]ig 1 b) :

[[florin]]ig. 1 (a & b)

En pratique, on met en oeuvre une méthode de tri (croissant ou décroissant, et/ou en fonction de l'appartenance d'une feuille à une classe d'équivalence), pour ordonner la séquence d'une ramification sur un étage de l'arbre.

2.3 Exploration. Problème de la projection.

Le mode de parcours typique des arbres se fait étage par étage. Dans l'exemple précédent, la durée de 18 doubles-croches est monnayée contre deux durées de 8 et de 10. La granularité est de 2. A l'étage inférieur, le monnayage produit 4 valeurs, à l'étage suivant, l'arbre présente un déséquilibre dans la profondeur de ses ramifications. Si l'on souhaite explorer ces étages, il est nécessaire d'opérer une projection des feuilles dont le monnayage s'est arrêté plus haut sur le plan de référence représenté par l'âge requis :

[[florin]]ig. 2

2.4 Analyse

2.4.1 Choix des déviations

La liste des déviations doit satisfaire deux contraintes :

[1] la somme des déviations est nulle

[2] l'ensemble des déviations doit posséder au moins un représentant de chaque classe d'équivalence de CL(0) à CL(arité - 1). (CL(0) étant la classe des entiers dont le résidut est nul modulo n, etc...).

La contrainte [1] permet de satisfaire la condition formelle du monnayage, à savoir l'isomorphisme des durées d'un étage à l'autre.

La contrainte [2] garantit la pérennité de l'arbre, et permet; puisque chaque nouvelle génération possède au moins un représentant de CL(0) divisible par arité, sauf condition artificielle d'arrêt de la récursion; de créer un arbre infini.

2.4.2 Cas des durées négatives

Un arbre infini a bien souvent des durées négatives imbriquées dans ses feuillages. Pour préserver l'isomorphisme des âges, il est nécessaire de les interpréter comme des retours en arrière, créant ainsi une voix supplémentaire pour un étage donné.

Exemple ([[florin]]ig. 3 a) :

en notation musicale ([[florin]]ig. 3 b) :

Il arrive que la profondeur de ces arbres soit telle que l'accumulation des durées négatives conduise à remonter jusqu'avant le début de la pièce.

Exemple (germe : 6, arité : 3, déviations : -8, 2, 6) :

[[florin]]ig. 4 a

En notation musicale :

[[florin]]ig. 4 b

3. Formes contrapuntiques

Nous entendons par ce terme souligner une analogie entre certaines formes étudiées en contrepoint rigoureux et ce système de monnayage. Il ne s'agit donc pas de modèles de contrepoint mais de préservation de certains de ses aspects. Certains arbres, par exemple, adoptent un comportement ou des transformations de plus en plus importantes d'un germe initial font réapparaître ce germe au terme d'une certaine période. Cet aspect se retrouve dans certains canons rétrogrades étudiés en contrepoint rigoureux.

3.1 Exemple musical

Simulation d'une polyphonie banda-linda suivant les contraintes formalisées par Simha Arom [AROM 85] :

[[florin]]ig. 5

(A ce propos, il est amusant de constater que la contrainte de subdivision d'une durée en sa moitié moins 1 / moitié plus 1 est un des cas particuliers de rythmique grégorien étudié par [MOC 27] : "...c'est la forme pure dochmiaque : huit temps divisés en 3 et 5..." (page 16)).

Quatre modèles, dont les deux derniers sont proches du contrepoint rigoureux ont été explorés musicalement : les arbres contraints en proportion, les modulations rythmiques, les canons et les pédales rythmiques.

3.2 Contrainte de proportion entre durées conjointes

Ce modèle de monnayage permet au compositeur de contraindre un certain rapport entre des durées conjointes. Dans ce cas, le modèle calcule automatiquement les déviations propagées à chaque étage de l'arbre pour respecter cette proportion. Dans la fig. 2, on a contraint une proportion dorée entre deux feuilles conjointes, et donné comme germe un terme de la suite de fibonacci, ce qui a pour effet, bien entendu, de générer la suite entière jusqu'à ce terme, mais de façon arborée.

Soient G = <germe>, le germe de l'arbre, u = <arité>, l'arité de l'arbre. [[partialdiff]] la déviation à appliquer sur les deux feuilles descendantes de chaque transformation. Dans l'exemple qui suit, on contraint le rapport = [[phi]] .

On doit donc calculer la valeur [[partialdiff]] retranchée et rajoutée à chaque feuille par [[partialdiff]] = (ou f = [[phi]]).

[[florin]]ig. 6 a

en notation musicale :

fig 6 b

Remarque : une propriété musicalement intéressante dans le cas précédent est directement dérivée des propriétés de la suite de fibonacci, et concerne les multiples réécritures d'une même durée. La réécriture A est binaire, B ternaire, et C quinaire. ([[florin]]ig 3) :

[[florin]]ig 7 : trois façons de monnayer une blanche pointée liée à une double croche.

La figure 7 montre que ces trois monnayages sont tuilés, et permettent facilement l'emprunt d'une liane pour passer de l'un à l'autre (voir 3.2).

3.3 Modulations rythmiques

Plusieurs arbres pouvant posséder des feuilles communes, il devient donc simple de mettre en oeuvre un système de modulation rythmique que nous appelons des lianes :

[[florin]]ig 8 : Deux arbres d'arité différente (binaire et ternaire, possédant une feuille commune). En gras la liane permettant de sauter d'arbre en arbre.

3.4 Pédales rythmiques

3.4.1 Avec une liste de déviations constantes

Dans l'exemple suivant, (arbre ternaire, déviation = (-4, 4, 0), on constate l'apparition périodique d'une durée de trois (doubles-croches, par exemple).

[[florin]]ig 9 : Un constructeur de pédales rythmiques.

Remarque : le même en notation musicale :

[[florin]]ig. 9 b

3.4.2 Avec recalcul des déviations à chaque âge

Il est musicalement pertinent d'imposer en lieu et place d'un delta dans la liste des déviations une durée fixe ayant la même position à chaque âge. Il est nécessaire dans ce cas de recalculer la liste des déviations présente à chaque récursion de l'arbre pour y insérer le delta nécessaire à l'obtention de cette durée contrainte :

[[partialdiff]] = (germe/arité) - p, ou p est la pédale rythmique requise.

Exemple :

[[florin]]ig. 10 : pédale rythmique ternaire

3.4.3 Avec une reproduction constante de période 1 (Puits)

[[florin]]ig. 11 a & b : deux puits à partir d'un même germe (pédale rythmique classique)

3.5 Canons

3.5.1 Canons simples

Une forme immédiate de canon est intrinsèque à la structure arborée :

[[florin]]ig. 12

3.5.2 Canons rétrogrades

Il est en revanche plus intéressant d'employer une classe particulière d'arbres périodiques. Dans l'exemple suivant, on a choisi les déviations de façon à posséder un représentant de chaque classe d'équivalence, de 0 à arité - 1 supérieurs ou inférieurs au germe, pour éviter de passer par le zéro qui générerait un puits. (les déviations sont -7, 7 et 0).

[[florin]]ig 13 : canon par mouvement rétrograde.

[[florin]]ig 13 b

Au terme d'un certain nombre de transformations dans l'arborescence, on retrouve le germe initial (6). Les durées négatives sont interprétées comme des retours en arrière dans la durée de la pièce. Ce mécanisme permet d'épaissir la texture temporelle d'une séquence, en faisant intervenir à un temps donné des éléments dont la date logique est ultérieure.

En outre, la période de l'arbre est égale au germe, et les durées apparaissant après la demie-période sont les mêmes que celles générées avant avec une inversion de signe. Il s'agit d'un système oscillant ayant atteint un point d'équilibre constitué par son attracteur. Tout arbre satisfaisant les contraintes [1] et [2] possède un attracteur qui peut être un point (cas d'un puits (cas des arbres +1, -1 des premiers exemples) ou un ensemble plus complexe possédant des symétries internes comme c'est le cas dans la [[florin]]ig. 13.

4. Quantification

4.1 Problème de structure hors temps

Les structures arborées sont des abstractions hors temps. Leur exploitation musicale impose de leur associer d'une part un tempo, d'autre part une métrique.

4.2 Modulations rythmiques forcées

Une étude est en cours pour déterminer les stratégie à mettre en oeuvre lorsqu'une modulation rythmique est impossible formellement entre plusieurs arbres. Il s'avère nécessaire et musicalement important d'être en mesure de quantifier un âge de façon musicalement satisfaisante pour obtenir des sous-ensembles d'âges communs.

Cette phase passe par l'écriture d'un filtre de segmentation dans le module de quantification Kant de PatchWork ([AAFR 93]). Ce filtre permet de segmenter des feuilles en fonction des règles les ayant produites, essentiellement en respectant son appartenance à sa classe d'équivalence.

En outre la totalité des fonctionnalités décrites dans le présent document ont fait l'objet, d'une part d'une implémentation sous forme de librairie dans PatchWork, d'autre part d'un module d'interface distinct de PatchWork pour créer et éditer graphiquement des arbres avec un feed-back audio (midi ou bibliothèque de sons sur un disque dur au travers d'un serveur de sons) immédiat.

L'expérimentation avec le quantificateur "Kant" s'en trouve donc facilitée.

5. Conclusion

Le modèle proposé présente de nombreux phénomènes de symétrie interne et de résonance, (oscillations, miroirs, etc...). Il n'est pas conçu pour résoudre la totalité des problèmes de monnayage rythmique, mais pour proposer des solutions intéressantes à certains d'entre eux.

Son emploi est toutefois délicat, et requiert une interface particulière. Nous sommes en train d'en développer une basée sur un système en trois dimensions, afin de l'insérer dans une architecture possédant des modèles de rendu, de mouvements et de comportements ([GUE 95]).

6. Remerciements

Je remercie Gérard Assayag et Marc Chemillier, pour leur relecture de ce travail. Claudy Malherbe pour sa critique et ses corrections (notamment de la formule 3.2). Hervé Lange pour les extensions de ce formalisme vers des systèmes apparentés, notamment liés aux sciences cognitives.

6. Exemples musicaux

1- Ricercar (tuba et système de transformation du son - commande d'état)

2- Sextuor (quatuor à cordes, troisième mouvement)

L'exemple ci-dessus utilise un triple canon rétrograde, celui de la [[florin]]ig 13. Il s'agit de la superposition de 3 arbres, différents par les méthodes de tri employées à chaque âge.

Références

[AAFR 93] Agon, C., Assayag, G., Fineberg, J. et Rueda, C., Kant : a Critique of Pure Quantification

[AROM 85], Arom, Simha, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d'Afrique Centrale, structure et méthodologie, Vol. 2, Selaf, 1985

[CHA 84] Chaillet, J., Histoire musicale du Moyen Age., Quadrige / PUF, 1984

[ENC IX], attribué à Ogier, Musica Enchiriadis, cité par [CHA 84] et [GER 83] (IXè siècle)

[GER 83], Gérold, T., La Musique au moyen âge, Champion, 1983

[GIL 88], Gilson, E. La philosophie au Moyen Age, Payot, 1988

[GUE 95], Guédy, F., Présentation de travaux, in l'Ecriture Interactive, la documentation Française ndeg.64, INA), 1995

[MOC 27], Mocquereau, D. A., Le nombre musical grégorien ou rythmique grégorienne - théorie et pratique - tomes 1 et 2, Société Saint Jean l'évangéliste, Desclée, 1927

[TINC XV], Tinctoris, J., Terminorum musicae diffinitorium, ed. bilingue, traduit par Machabey, A. Richard-Masse Editeurs. (édité en 1951), XVè siècle.